@Macy Lapara, 2009

Publié le par MMM

Noël, Lévi-Strauss, et moi

 

Cette année Noël a eu un goût particulièrement mauvais. Bien que j’aie été mise au courant de ce que le Père Noël n’existait pas il y a fort longtemps déjà, la fête a, cette année, été d’une amertume totale.

D’un point de vue tout à fait personnel, ma famille ayant dernièrement subi un élagage sensible, cette réunion m’a durement renvoyée à l’absence de certains êtres chers et m’a donné l’impression de faire partie d’une famille d’après-guerre.

Par ailleurs, la magie du vieux en fourrure rouge n’a plus cours. Même si je n’ai jamais cru au Père Noël, je me suis longtemps délectée de ces moments privilégiés durant lesquels moi et les miens nous témoignions de l’affection en nous faisant des présents, en partageant des tablées gargantuesques. Aujourd’hui mon statut de jeune bobo a pris le dessus. Et je m’insurge contre cette bonne humeur sur commande et ces louanges chantées à la société de consommation sous couvert de célébration collective du bonheur.

Bref, cette année Noël a été une véritable corvée. Corvée personnelle, corvée collective. Etonnamment j’ai constaté ce même dégoût auprès de mes camarades. « Noël c’était mieux avant ». Nous sommes tous blasés. Cette obligation de s’aimer à heure dite est insupportable pour beaucoup.

De manière très logique, je pense qu’il est normal que les jeunes adultes que nous sommes aient la gueule de bois. Après l’ivresse de noël, la descente et le retour à la réalité. Jadis c’était la rêverie au coin du feu, l’orgie de vert et de rouge, la frénésie aux pieds du sapin, l’hystérie dès la première bouteille de champagne. Aujourd’hui tout est protocolaire ; maman en cuisine et papa à la cheminée, c’est comme si l’on se rejouait machinalement la scène mythique d’un film culte qui aurait bien mal vieilli.

Deuxième constat qui est venu éroder notre enthousiasme: non seulement le Père Noël n’existe pas mais en plus c’est un putain de pantin marketing, un pion du business de la philanthropie. Ca n’est absolument pas l’amour entre les générations que le vieux dodu prône, au mieux les vertus d’une marque de soda. La bienveillance du bonhomme n’a rien de gratuit ; et de nos jours, c’est peu de le dire. « Aimez-vous les mecs, et faites parler votre amour, en faisant l’acquisition de ce superbe robot qui vous préparera de savoureux potages tout en fredonnant l’arlésienne sur un air de salsa».

 

J’en étais donc là lorsque je suis tombée sur un article écrit par un mec, qui vendait des jeans je crois…

 

Il y a plus ou moins cinquante ans, Claude Lévi-Strauss écrivait un article sur Noël et sa signification[1]. Il y expliquait tout d’abord que le Père Noël incarne l’autorité bienveillante des anciens et qu’il est la divinité d’une classe d’âge que la croyance au Père Noël suffit à caractériser. Noël est donc un moment au cours duquel la société se scinde en deux groupes, entre initiés et non initiés, entre adultes et jeunes, entre ceux qui sont au courant pour le Père Noël et ceux qui y croient toujours. Le Père Noël, selon Lévi-Strauss, a pour cousin le Père Fouettard, ou encore le Croquemitaine ; ils sont de ceux auxquels il appartient de punir ou de récompenser les enfants. Dans ce cas, le mythe du Père Noël sert à maintenir les enfants dans un état d’obéissance relative en faisant valoir la générosité de fin d’année qui « se mesurera à leur sagesse ». Le mythe du Père Noël ? Une sombre manigance ourdie par les adultes pour avoir un minimum de tranquillité pendant l’année. Oui mais « d’où vient que les enfants aient des droits, et que ces droits s’imposent si impérieusement aux adultes que ceux-ci soient obligés d’élaborer une mythologie et un rituel coûteux et compliqués pour parvenir à les contenir et à les limiter ? » Je vous passe les détails et vous demanderai de me croire sur parole, sans quoi je vous renverrai à la lecture minutieuse du dit article de Lévi-Strauss, voire de ses travaux plus anciens. Grosso merdo les enfants permettent aux adultes de se prémunir contre la mort, d’œuvrer pour la vie. J’explique.

 

Avant ce trip de la chrétienté et de la naissance de Jésus, à l’origine donc serais-je tentée de dire, il y avait les Saturnales, fêtes des morts par violence ou laissés sans sépulture. Leur propos était également d’instaurer l’égalité parmi les hommes au moins une fois l’an : riches, pauvres, nous sommes tous égaux devant la mort. Ces Saturnales sont les ancêtres des « fêtes de décembre » médiévales et de nos actuelles fêtes de fin d’année. A cette occasion, la société se rassemble et communie ; à table. Dans le même temps, la jeunesse festoie et prend son essor, tant et si bien qu’elle en vient à bouleverser les lois de la société et commet vols, viols, blasphèmes etc. C’est alors qu’intervient la médiation de l’abbé de Liesse, descendant direct du roi des Saturnales, qui commande ces excès tout en les contenant dans une certaine limite. Ces fêtes commencent à l’automne, elles englobent ce que nous appelons aujourd’hui Halloween, la Toussaint jusqu’à la veillée de Noël. Et qu’est-ce que l’automne si ce n’est LA période de l’année où la nuit vient rogner sur le jour, où la mort vient menacer la vie ? D’où la profusion de ces fêtes morbides et mortifères à cette période de l’année, incarnation physique et saisonnière de la peur fondamentale qu’éprouve l’être humain à l’idée de sa finitude.

Cette conception, résultante d’âpres recherches de notre lévistraussounet, se voit facilement confirmée dès que l’on jette un œil sur les Noël de nos voisins[2].

 

Soyons brefs. La fin d’année se prête naturellement au bad trip collectif, et ce dès l’aube de l’humanité, en ce qu’elle rappelle à l’homme qu’il est fini (ou mortel). Le nom originel de ces festivités, les Saturnales, montre bien qu’en la matière c’est la notion de temps qui préside[3].

Avec le temps, la figure jeune et dynamique de l’abbé de Liesse, apôtre de l’inconduite, est devenue celle d’un vieillard bedonnant chargé de sanctionner la bonne conduite des enfants.

Que l’abbé de Liesse soit devenu le Père Noël, tel que nous le connaissons, est le signe de l’amélioration de nos rapports avec la mort qui ne nous fait plus assez peur pour qu’au nom de l’exaltation de la vie nous permettions aux jeunes de commettre d’odieux excès.

Mais le principe, même légèrement modifié, subsiste. C’est que nous sommes toujours traumatisés à l’idée de n’être que de vulgaires vertébrés issus de rien, voués à rien etc. La religion a superbement récupéré le concept des Saturnales mais fondamentalement les enjeux sont exactement les mêmes.

Pourquoi maintenir en vie ce délire de fin d’année, pourquoi faire croire à nos enfants que le gentil Père Noël viendra leur déposer des cadeaux (alors qu’il faudra consoler ces mêmes enfants lorsque, des années plus tard, ils se rendront compte que tout cela n’était que foutaise et que la vie entre RSA et pouvoir d’achat, c’est nettement moins sympa que ce qu’on leur en avait dit) ???

« … ce qui justifie nos efforts c’est que [l’illusion] entretenue chez d’autres (elle) nous procure au moins l’occasion de nous réchauffer à la flamme allumée dans ces jeunes âmes […] en croyant au Père Noël, à nous aider à croire en la vie ».

Donc pour remédier à cette intense période de bad trip collectif, les adultes vampirisent les pulsions de vie des gamins. Pour atténuer les angoisses métaphysiques des vieux, on exalte la vitalité des jeunes.

 

Alors reprenons.

Au principe de cette corvée qu’a été Noël, la condition humaine qui ne s’assume pas. Concours de circonstances, j’ai lu Tolstoï ce matin. Par la bouche d’Ivan Illitch[4] agonisant sur son lit, Tolstoï dénonce l’hypocrisie dont l’homme fait preuve quant à ces questionnements fondamentaux : « J’y passerai avant eux mais ils n’y couperont pas ! ». Ivan Illitch, au terme d’une existence réglée et bien « comme il faut », comme elle fait rêver le gros de nos congénères, réalise : « Toute ton existence n’a été qu’un perpétuel mensonge, destiné à masquer les questions de vie et de mort ! ». Et finalement seule l’enfance trouve grâce à ses yeux… « … ensuite tout s’était fondu, mélangé, corrompu ». 

 

Faisons maintenant les comptes. Première raison de mon bad trip noëlien de cette année : il n’y a plus de scission générationnelle puisque l’enfant c’était moi, et que maintenant que je mets de l’antirides on peut s’accorder à dire que je ne suis plus une enfant. Du coup pas moyen d’exalter la vie chez qui que ce soit. Et la fraîche adulte que je suis, qui n’avait pas conscience qu’elle portait à elle seule toute cette fuckin magie de Noël, est totalement désabusée.

Deuxième raison du bad trip : la bobo que je suis avait déjà noté que cet amour qu’on s’envoie à la figure pour les fêtes à coups de bons d’achat et de vin blanc était empreint des codes de la société de consommation. A cette période de l’année, les bons sentiments, plus qu’être obligatoires, sont des biens et des services que nous nous échangeons. L’éclairage de Lévi-Strauss m’apprend donc qu’en plus d’avoir vendu les marques de mon affection au grand capital c’est ma posture existentielle que je prostitue, mon rapport à la vie et à la mort que je monnaye auprès de la grande distribution.

Troisième raison du bad trip : Des Saturnales à Lévi-Strauss en passant par Tolstoï, ce sont toujours les mêmes questions. Et de nos jours les réponses sont de plus en plus insipides. On fait la toupie depuis plus de cinq mille ans, de quoi, donc, vous donner le tournis voire la nausée…à moins que ce ne soient les six parts de bûche ?

 

Alors BIG UP LEVISTRAUSSOUNET qui me permet de rationnaliser mon blues de fin d’année et de le gratifier de références philosophiques. BIG UP LEVISTRAUSSOUNET qui conforte mes convictions.

Blues qui ne m’a certes pas empêchée de me gaver de foie gras, de redemander un rab de saumon et de cartonner au citrate de bétaïne depuis lors.

Convictions qui n’ont pas altéré mon enthousiasme lorsque j’ai reçu des cadeaux.

Je suis bien en phase avec l’hypocrisie d’une société dont je fais partie intégrante.

Vomir le Noël dont je me repais en citant Lévi-Strauss, ça a quand même beaucoup plus de gueule, non ? ;)

 

 

 

 

 

 

 

 



[1] « Le Père Noël supplicié » de Claude Lévi-Strauss, Les Temps Modernes n°77, 1952, cité in « La leçon de Noël de Claude Lévi-Strauss », Philosophie magazine, n°35, décembre 2009.

[2] Encore une fois je renverrais les sceptiques à la lecture du dit article.

[3] Saturne est le nom latin de Cronos, figure de la mythologie grecque symbolisant le temps. Le tableau de Goya « Saturne dévorant un de ses enfants » illustre cette métaphore de la condition humaine rongée par sa finitude.

[4] La Mort d’Ivan Illitch, Léon Tolstoï, 1886.

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Commenter cet article
Q
<br /> Est-ce que justement tu ne cherches pas tous les moyens possibles pour justifier et rationaliser ton "désabusage" tellement il est violent ?<br /> Car si, certes, Noël est quasiment une obligation de se réunir, il ne tient qu'à nous d'en faire un moment inoubliable. Si "c'était mieux avant", n'est-ce pas parce que justement on se laisse<br /> enfermer sans protester dans ce rituel façon film qui a mal vieilli ?<br /> Je dis pas d'aller forcément à l'opposé de ce qu'attend Noël de nous en devenant violent, agressif, en se jetant les cadeaux à la gueule et en mangeant une soupe ; mais lorsque des gens se<br /> retrouvent entre amis ou en famille, qui a envie de passer un mauvais moment ?<br /> Est-ce que cette hypocrisie ne viendrait-elle pas du fait qu'on ne veut tout simplement pas décevoir l'autre, avant de penser aux ressorts métaphysiques et philosophiques des fêtes de fin d'année ?<br /> (d'ailleurs, qui y pense ?)<br /> Le problème serait alors de concilier "fête obligatoire" et "comment passer un bon moment ensemble", peut être.<br /> Moi j'ai toujours aimé Noël, même si je redoute le moment des cadeaux car j'ai peur de décevoir si je ne saute pas au plafond de façon ostentatoire.<br /> Mais je ne sais pas si on peut en reprocher tant que ça au marketing et au grand capital. Car après tout, ils sont partout, et même si tu fais une bouffe minable entre amis, tu vas passer au Lidl<br /> du coin acheter quatre Strasbourg-Würst® et un pack de Superbière®.<br /> A mon avis, Noël était là avant le marketing - comme le montre bien que contrairement à la légende, ce n'est pas Coca qui a inventé le père Noël. Après, est-ce que le marketing aurait "gâché" Noël<br /> ? Peut-être...<br /> Qu'est-ce qui faudrait alors pour que Noël redevienne "comme avant" ? Car les "comme avant", on en bouffe à toutes les sauces, et finalement on se rend compte que tout tourne, et que les "comme<br /> avant" deviennent les "comme demain", etc.<br /> <br /> <br />
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M
<br /> <br /> mon problème n'est pas Noel en soit..ma question porte davantage sur les modes de regroupement sociaux (de l anthropologie, ça intéresse pas forcément tout le monde c'est sûr, mais le<br /> rapprochement avec toutes les fêtes de fin d'année dont les saturnales, ça me fait kiffer)...et oui, n'en déplaise, je me prends la tête avec ce genre de conneries quand je vois comme nous<br /> parvenons à nous extasier devant le petit dernier qui ouvre ses cadeaux au petit matin...<br /> <br /> <br /> je suis pourtant totalement d'accord avec toi, ne tient qu'à nous d'en faire une fête réussie, et de ne pas nous laisser enfermer dans quelque chose de déplaisant. Bon programme, il nous reste un<br /> mois et demi ;)<br /> <br /> <br /> <br />